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Article publié dans le figaro le 14 mars 2018
 
Jeune homme, jeune fille nés après la chute du mur de Berlin,
n'oubliez pas Soljenitsyne !
 
Cette année marque les cent ans de la naissance d’Alexandre Soljenitsyne. Ce seront aussi les dix ans de sa mort, les quarante ans d’un de ses grands textes, le discours de Harvard. Ces anniversaires devront souligner l’importance de ce que le grand slaviste Georges Nivat appelle « le phénomène Soljenitsyne », un phénomène littéraire, politique, moral. Nous aurons à cœur d’honorer le prix Nobel de littérature (1970), l’homme qui, avec Jean-Paul II, provoqua l’ébranlement du monde soviétique, du bloc communiste. La publication de « l’Archipel du Goulag » en 1973 eut un retentissement mondial considérable. Et Alexandre Soljenitsyne sut, avec une grande acuité, et parfois une violente sévérité, accuser les défauts de notre monde.
 
La France tient dans ce « phénomène » une place particulière. C’est à Paris que « l’Archipel du Goulag » fut publié en russe pour la première fois; c’est en France qu’il dira avoir été le mieux lu, compris, reçu, sans oublier la longue bienveillance d’élites politiques et littéraires françaises pour « le pays du socialisme réalisé ».
 
Cette voix n’est pas entendue aujourd’hui comme elle mérite de l’être. Elle est parfois oubliée – le mur de Berlin est tombé … Elle est parfois évitée car les questions morales que pose Soljenitsyne dérangent. Elle est parfois déformée dans une récupération idéologique qui pourra servir certains très à droite et fournir à d’autres très à gauche une caricature commode.
 
Surtout – et c’est toute la force de son témoignage – Soljenitsyne répond mal aux injonctions de notre temps. La lecture du monde est aujourd’hui polarisée par deux évidences, l’évidence populiste et l’évidence progressiste qui se nourrissent mutuellement. Le peuple est-il souverain ou doit-on le traiter à distance ? Le progrès fait-il avancer le monde ou doit-on le récuser ? Ces évidences sont simplistes et totalitaires. On n’aurait pas le droit de ne pas choisir son camp : celui du peuple qui ressent la réalité du monde, celui du progrès qui en perçoit la raison. Soljenitsyne, dans toute son œuvre, et cela résonne aujourd’hui, nous appelle, hors de toute évidence, à une exigence. C’est plus difficile à entendre. Cette exigence est universelle . Soljenitsyne est parfois présenté à tort comme « slavophile », il récuse le mot ; revêche à l’humanisme, c’est mal le lire. Dans son discours du Liechtenstein (1993), il se revendique d’Erasme qui « concevait la politique comme une catégorie morale et y voyait l’expression des aspirations éthiques ». Oui, Soljenitsyne est universel, d’un universalisme qui parle de morale, de liberté et de limite, de mémoire et d’idéal.
 
Soljenitsyne puise la morale dans l’exigence du beau, du vrai et du bien. Avec Dostoïevski, il partage l’espoir que « la beauté sauvera le monde ». Le discours de Harvard développe la devise de cette université, Véritas. Et le bien doit inspirer les êtres les plus simples de « la maison de Matriona » comme les grands, intellectuels ou politiques. Ce sont des exigences esthétiques de l’œuvre de Soljenitsyne, ce sont aussi des exigences de vie. Le critère redoutable de la vérité conduit Soljenitsyne à des jugements sévères comme sur la presse. Jusqu’à l’ingratitude de celui que la presse occidentale a protégé du régime soviétique. L’exigence du bien amène Soljenitsyne à dire ce que l’affirmation des Droits de l’Homme ne suffit pas à construire. Cette critique du «droit-de-l’hommisme » autorise certains à enfermer Soljenitsyne dans une vision réactionnaire et autoritaire. Ce n’est pas juste. Avant même Soljenitsyne, Max Weber avait tout à la fois flatté l’apport des Droits de l’Homme et regretté le fanatisme rationaliste qui peut en sourdre. Lorsque Soljenitsyne, dans le discours de Harvard, dénonce « la bienveillante conception humaniste selon laquelle l’homme, maître du monde, ne porte en lui absolument aucun germe de mal », il ne récuse pas l’humanisme mais en limite l’ambition rationaliste, il rappelle que l’homme porte des germes du mal, que seule la conscience du beau, du vrai et du bien empêche de prospérer.
 
Soljenitsyne est aussi un homme, un créateur épris de liberté. C’est le sens de son combat, de son œuvre, de sa vie. Mais il y a la liberté de bien faire et la liberté de mal faire. Soljenitsyne croit au libre arbitre, en la responsabilité. Mais cette responsabilité est entravée par les excès, excès du juridisme, excès de la presse. Soljenitsyne chérit l’état de droit. Mais comme la sagesse ancienne, il sait que « summum jus, summa injuria ». Cela vaut pour la personne, cela vaut aussi pour une société soumise au risque de dessèchement. Les attaques de Soljenitsyne contre la presse en Occident sont violentes, excessives même. Elles relèvent d’un systématisme infondé, mais elles disent aussi, ce que l’on observe encore mieux quelques décennies plus tard dans le formatage, les emballements, les modes, autant de freins à la liberté. Et Soljenitsyne serait hostile au libéralisme ? Dans son dialogue avec le physicien Sakharov, il souligne que « c’est dans le développement de l’être moral de la Russie que le libéralisme russe a toujours vu pour lui (parfaitement à tort) le danger le plus noir ». Pour lui, le vers était dans le fruit dès la révolution de février 17 mais non pas en raison de l’idée libérale mais par son caractère incomplet. Le libéralisme russe s’est trompé de danger et l’histoire l’a prouvé !
 
En exergue au « Printemps des Libertés », je citais Soljenitsyne : « personne sur la terre, n’a d’autre issue que d’aller toujours plus haut ». Cet appel à l’élévation en dignité va avec la conscience de la limite. Une limite personnelle, une limite physique, une limite volontaire ou contrainte. La liberté est aussi dans la conscience de la limite, une limite qui appelle à la personne humaine, à sa dignité, jusque dans les conditions extrêmes subies par Ivan Denissovitch. L’auto-limitation, l’auto-restriction, aident à découvrir le beau, le vrai, le bien. L’auto-limitation est une condition nécessaire de la liberté, elle est « l’action primordiale et la plus sage pour tout homme qui a accédé à sa liberté. Pour ceux qui cherchent à l’obtenir, c’est également la voie la plus sûre ».
 
La limite pose une éthique individuelle, elle inspire aussi une politique. Soljenitsyne est un militant de la sauvegarde de l’environnement. Il l’a exprimé, sans concessions pour l’Occident, sans concessions pour la Russie. Les analyses qu’il tient, les mots qu’il emploie sont d’une redoutable actualité.
 
Soljenitsyne nous fait aussi partager l’exigence de la mémoire. La mémoire dans laquelle il a écrit et retenu une partie de son œuvre : l’univers du Goulag ne lui permettait pas d’écrire commodément. L’exigence de la mémoire soutient aussi l’ambition historique de Soljenitsyne dans son œuvre, le dessin de l’histoire contemporaine, l’histoire de la Russie du début du XXe siècle et de son tréfonds. C’est encore la mémoire de la langue, le refus de la novlangue et du globish à la russe, la capacité à puiser dans l’ancien et à inventer du neuf. C’est enfin l’amour d’un pays, l’affirmation d’une identité, meurtrie, mystérieuse et aimée. Cette mémoire ne rejette pas les autres, mais elle les aime en tant qu’ils sont autres. Les polémiques malicieuses, les propres écarts de Soljenitsyne, ont nourri les accusations de xénophobie et d’antisémitisme. Elles ne sont pas justes, mais il faut en effet une grande exigence morale, une grande ambition éthique, un grand amour des hommes pour être si fier de soi et sensible à l’autre.
 
La quête de Soljenitsyne est universelle et difficile, c’est une quête de l’idéal. Il est témoin de l’Est totalitaire comme d’une « chose horrible » ; à l’Ouest, l’humanisme d’Erasme s’est abîmé en égoïsme ; il ne peut pas recommander notre société comme idéal pour la transformation de la sienne. Parce qu’il est lucide, qu’il refuse les accommodements individuels ou collectifs, la quête est sans fin. Il apprécie la démocratie mais la soumet aux buts éthiques de la vie.
 
Soljenitsyne est trop scientifique pour bannir le progrès, trop philosophe pour le chérir. Il est trop historien pour ignorer le peuple, trop mystique pour s’y perdre. Au fond, Soljenitsyne croit en l’homme.
 
Hervé MARITON
ancien Ministre
Maire de Crest
membre du Comité pour le centenaire de Soljenitsyne